Le ravin du peu
Un ruisseau peut entailler, comme un scalpel, la croûte terrestre, révélant à nos yeux une tranche nette du passé. Nous pouvons tous y déchiffrer l’histoire, mise à nu, de ce lieu.
A plusieurs reprises les poussées et les soulèvements de la croûte terrestre ont créé des montagnes que le temps a complètement aplanies, et que des plissements ultérieurs ont de nouveau dressé vers le ciel. Partout l’érosion a balafré de cicatrices le visage du paysage. James Hutton, père de la géologie moderne, a éprouvé cette sensation de perpétuel changement de notre globe. Il écrivait en 1795 : «(…) du sommet de la montagne au bord de l’océan (…) tout change, le roc et le substrat solide se dissolvent lentement, se désagrègent et se décomposent (…) le sol se déplace et glisse jusqu’au rivage ; et ce rivage lui-même s’use et recule sous les assauts de la mer.» Et Huston d‘ajouter «impossible de découvrir le moindre vestige d’un commencement.»
Il a fallu partir sans trop connaître les raisons, laisser sur le chemin les mains abîmées des bûcherons, leurs odeurs de goudrons, les balades infinies au milieu des bois et des champs. Poussé dans un HLM, je découvre que le monde est bien plus grand. Puis le pavillon Bouygues dans les zones de côté, sous la ligne à haute tension, les premiers ordinateurs, les modems qui crissent au rythme du 56K, les séparations, les disparitions, les études, les déménagements incessants, l’art, les voyages, la vraie vie, les amours hésitants. Perdre le focus, y revenir lentement. Marcher des kilomètres à la recherche d’un nouveau point d’origine, marcher encore, aller au bord. Comprendre que le monde sera différent de celui que l’on croyait qu’il serait. Découvrir que le futur ressemblera plus au passé, géo centré, plongé dans une nuit constellée. Les étoiles, comme de minuscules lucioles, points de secours, me rappellent à la lumière, une envie d’être solaire, d’accomplir des déplacements cognitifs et métaphysiques. Enfin, je découvre d’autres marcheurs, d’autres artistes, cela tombe bien. L’instinct qui revient, je récolte du sable, des pierres, comme pour matérialiser les déplacements, sentir les flux, éprouver une forme de la réalité. Ces flux de plus en plus contrariés par des barrières bétonnées, électrifiées, camera-surveillées. Franchir les murs, ceux qu’on échafaude dans notre tête aussi. Les transformer en jeu d’enfant, en objets militants. Magnifier les pierres qui ont servi aux soulèvements. Se rendre responsable et porter les mémoires, la sienne et celles des autres, quand tout travaille à les faire disparaître.
Voyager loin pour mieux comprendre ce qui nous rapproche. Les pierres bien vivantes, porteuses de charges parfois interstitielles, parfois immenses deviennent l’outil pour contrer la violence d’un monde si fermé. Rapprocher, forcer l’imaginaire pour ouvrir la suite et se donner les moyens de soigner. Il a fallu beaucoup de songes pour comprendre que rien n’est complètement inerte, qu’il existe des liens puissants entre les choses, les céphalophores errants portant leur tête calcifiée, les fumées accrochées aux montagnes, les frissons d’un volcan, le bruit puissant d’un tambour, la détonation d’un pétard, l’odeur du souffre…
Puis revenir pour réfléchir à ce qui manque, les traces de la maison imaginaire de l’enfant, les histoires d’Hannibal et de ses éléphants, ou croiser là les traces des migrations des dinosaures Sauropodes et Théropodes fossilisés il y a 145 millions d’années, venus flâner dans la région alors que le climat et le paysage étaient complètement différents, un littoral paradisiaque en tout point semblable aux Bahamas. Des montagnes qui furent des plages de sable fin. Ici, rien n’est sédentaire tout est mouvement.
Traverser la forêt dans un petit chemin escarpé, recroiser le viaduc maintenant terminé, sentir l’odeur des sapins et de la terre humide, remonter le long du ruisseau, la fine cascade qui s’efface en brume sur un rocher, berçant par son haleine fraîche les feuilles et les mousses au centre du cirque minéral encaissé, se faire caresser par le soleil. Tout dépend de tout, tout est là, sublimé, c’est tout, c’est juste un ravin.
Comment s’appelle le ruisseau ? Le Peu.
Le Ravin du Peu.